Une carte est une image étrange, double ou composite : un combiné d’image et de langage, où le symbolique se mêle à l’iconique, appelant des jeux sémiotiques distincts mais unis à la fois. Ses zones de frontière avec d’autres types d’images sont poreuses, avec la peinture notamment : quand un paysage devient-il carte ? La carte n’est-elle pas un objet esthétique autant qu’épistémique ?
Aussi cet artefact visuel, que l’on serait tenté de définir par l’espace qu’il représente – mais qu’il trahit pourtant à l’envi, révélant toute l’opacité de son statut d’image –, a-t-il longtemps manqué d’un terme précis pour le nommer, comme nous le rappelle Christian Jacob[1] : pictura, mappa mundi, imago ou encore descriptio, la carte, jusqu’à l’époque moderne, ne semblait pouvoir être désignée que par une logique métonymique l’ancrant dans son support – à l’instar du tableau. Signe que la carte instaurait, et continue à instaurer, un trouble dans le régime de la représentation : entre perception et imagination, illusion référentielle et trompe-l’œil, savoir et fiction, celle-ci déstabilise l’ordre du voir et celui du dire, capture l’œil au piège de ce qu’elle lui montre, escamotant l’artifice qui en supporte la construction.
Mais il est des cartes de nature particulière qui redoublent ce jeu d’équivoque entre clarté et opacité de l’image cartographique : les cartes invisibles. Alors même que la carte est conçue pour rendre visible l’espace tel qu’il ne sera jamais donné empiriquement – ce qui ne se présentera jamais à notre regard hormis par le truchement de la représentation –, ces dernières trahissent leur statut d’image, en même temps qu’elles en exacerbent le paradoxe intrinsèque, celui d’une représentation livrant à l’œil ce qui est par principe absent. Ces cartes qui échappent à la vision révèlent ainsi, en creux, les zones d’ombre qui entachent leur transparence, les points aveugles de la projection cartographique.
Les cartes invisibles peuvent être des cartes demeurées dans l’imagination d’un auteur, d’un réalisateur ou d’un artiste, restées à l’état d’images mentales sans qu’elles aient été dessinées sur un support qui en rendrait visible la manifestation. Quelquefois elles ont été tracées sur un brouillon, mais, non publiées ou non visibles à l’écran, elles n’ont pas eu vocation à être partagées, bien qu’elles aient inspiré l’œuvre qu’elles hantent de leur présence sous-jacente. D’autres fois, ce sont des cartes seulement potentielles, dont l’existence virtuelle suffit à créer un espace imaginaire. Il y a aussi les cartes manquantes, parce que perdues, jamais tracées, jamais inventées, ou les cartes qui ont vocation à manquer, parce qu’elles sont censées figurer l’infigurable. S’y ajoutent encore les cartes semi-invisibles, à demi effacées, lacunaires, celles qui sont déficientes ou défaillantes, offrant à l’œil une représentation toujours déceptive. On trouve enfin les cartes de l’invisible, celles qui tracent par exemple les réseaux de lignes souterraines ou immatérielles que sont les lignes téléphoniques, la fibre optique, ou encore les cartes de la toile virtuelle, des espaces virtuels qui ne sont que partiellement cartographiables.
Sur un plan politique, l’invisibilité des cartes se traduit par leur silence – comme le montre notamment Brian Harley[2] –, par ce qu’elles taisent, et qui assure en certains cas leurs effets de pouvoir plus sûrement que ce qu’elles disent : l’invisible sur la carte, ce sont ces réalités dont on veut faire oublier l’existence, gommer jusqu’au lieu qu’elles occupent, ces frontières, ces peuplades, ces habitations, ces propriétés qu’on élimine plus sûrement encore du réel qu’on agit d’abord dans l’ordre du symbolique ; les cartes invisibilisées, ce sont ces cartes alternatives, subversives, que l’on cache ou que l’on force au silence parce que l’on craint leur force critique, que l’on escamote pour des raisons idéologiques et hégémoniques – par exemple dans un contexte colonial ou post-colonial. Mais à tout pouvoir, un contre-pouvoir : ainsi sont nés les mouvements de la « contre-cartographie » ou de la « cartographie radicale », lesquels entendent déconstruire ces effets d’invisibilisation que génèrent les conventions cartographiques en usage et la soi-disant neutralité de celles-ci.
*
Le 27 janvier 2023, le Centre Prospéro. Langage, image et connaissance organisera une journée d’étude consacrée à « L’ekphrasis cartographique », qui constituera le premier volet de cette recherche sur l’image cartographique. Le présent colloque, « Cartes invisibles. Réflexions littéraires, cinématographiques et théoriques sur l’image cartographique », en constitue le second volet, qui inverse en quelque sorte la perspective du premier : à l’apparaître de l’image redoublé par le geste descriptif, répond le disparaître de la carte faisant défaut dans le champ du visible.
Dans le sillage des nombreuses études qui voient le jour sur les liens entre cartographie et littérature ou cinéma, depuis les travaux pionniers de Franco Moretti ou l’essai Cartographic Cinema de Tom Conley, ce second volet se propose de croiser les questions et perspectives théoriques soulevées avec les multiples façons dont la littérature et le cinéma peuvent en jouer. Nombreux sont ainsi les narrations présentant des motifs et figures cartographiques, que ces narrations soient littéraires ou cinématographiques : mais comment ces deux médias artistiques s’emparent-ils du paradoxe des cartes invisibles avec leurs procédés spécifiques ? Comment la littérature et le cinéma peuvent-ils laisser percevoir l’énigme que celles-ci posent à notre intelligence de la cartographie, en scruter les enjeux aussi bien que les effets critiques et subversifs ?
Les quelques réflexions évoquées ci-dessus – le rôle des cartes invisibles sur le plan géographique, génétique, poétique, esthétique, politique ou éthique – constituent des pistes de travail qui ne se veulent bien entendu nullement exclusives. Chaque intervenant sera libre de les prolonger ou d’en proposer d’autres, en partant d’objets littéraires, cinématographiques, en adoptant une perspective comparatiste entre cinéma et littérature, ou en évoquant les interrogations philosophiques et théoriques que soulèvent ces cartes invisibles.
*
Ce colloque s’adresse aux spécialistes de la littérature (toutes périodes confondues), des études cinématographiques, ou encore aux spécialistes de la cartographie (philosophes, géographes, etc.). Il se tiendra à l’Université Saint-Louis – Bruxelles les 25 et 26 mai 2023.
Les propositions doivent comprendre un titre, un argumentaire de 5 à 10 lignes, ainsi qu’une brève notice bio-bibliographique. Elles sont à envoyer conjointement à Aurélien d’Avout (davout.aurelien@gmail.com) et à Isabelle Ost (isabelle.ost@usaintlouis.be) avant le 10 janvier 2023. Les participants retenus en seront informés à la fin du mois de janvier.
Comité organisateur :
- Aurélien d’Avout (USL-B, chercheur postdoctorant)
- Manon Delcour (USL-B, Professeur)
- Maud Hagelstein (ULiège, Maître de recherches F.R.S.-FNRS)
- Sébastien Laoureux (UNamur, Professeur ordinaire)
- Isabelle Ost (USL-B, Professeur)
- Laurent Van Eynde (USL-B, Professeur ordinaire)
- Julien Zanetta (USL-B, Professeur)
[1] Jacob Christian, L’empire des cartes. Approches théoriques de la cartographie à travers l’histoire, Paris, éd. Albin Michel, 1992, pp. 37-40.
[2] Brian Harley, « Carte, savoir et pouvoir », Le pouvoir des cartes : Brian Harley et la cartographie, A. S. Bailly et P. R. Gould (éd.), Ph. de Lavergne (trad.), Paris, éditions Anthropos, 1995, p. 37.