Programme du séminaire « Limites et frontières » 2012-2013
Dans une célèbre lettre du 6 avril 1774, Kant prie Hamann de lui parler « dans la langue des hommes » et de ne point invoquer, dans ses commentaires de la Bible, une sorte de raison intuitive capable de saisir la langue divine. En effet, ajoutait Kant pour se justifier, « je ne suis qu’un pauvre fils de la terre ». La question de la limite s’impose ainsi, au seuil de la révolution critique, comme la question dernière. Limite de l’imagination, limite de l’entendement, limite de la sensibilité, mais aussi limite du droit eu égard au fait, limite des langues humaines, limite de la philosophie… Les Lumières s’achèvent et se réfléchissent dans l’oeuvre de Kant à travers cette nouvelle rationalité, juge et partie, capable d’examiner par elle-même, et inévitablement de limiter, ses prétentions à connaître ce qui excède toute limite. « Fils de la terre », Kant revendique également l’investissement pratique d’un espace dont les contours doivent être nets. En même temps qu’une frontière, le terrestre devient un point de référence pour toute philosophie digne de ce nom. Il devient un stimulus aussi, car Kant reconnaît à l’humanité un désir de transgression et la nécessité pour l’homme d’étayer lui-même les frontières des régions dans lesquelles il veut vivre. Cette terre est aussi un sol porteur (l’« arche originaire » dont parlait Husserl), que l’on ne peut réfléchir qu’avec un temps de retard, une fois pris dans le réseau complexe de limites déjà instituées biologiquement, politiquement, socialement, culturellement : frontières entre États, frontières entre genres, frontières de mon corps et du corps de l’autre, frontières entre l’homme et l’animal, etc.
En 2012-2015, le séminaire « Prospéro » s’attachera à explorer les différents aspects philosophiques, épistémologiques, anthropologiques, politiques, littéraires ou esthétiques du problème de la limite et de la frontière. Sans constituer la référence privilégiée du séminaire, l’oeuvre kantienne est seulement exemplative d’une certaine inquiétude constitutive de la finitude humaine, joignant dans un même effort la volonté de dire l’infini et celle d’une limitation autonome du savoir. La philosophie elle-même ne s’invente-t-elle pas en même temps que la démocratie, en Grèce ancienne, autour de la question de l’auto-limitation, comme le croyait Castoriadis ? Par suite, l’on ne peut penser la frontière sans invoquer un vaste réseau conceptuel d’une grande richesse : autonomie et hétéronomie, hybris et phronèsis, sens et non-sens, fini et infini, différence et identité, dedans et dehors, inclusion et exclusion, normal et pathologique. Nous interrogerons simultanément tous les concepts capables de mettre en péril l’existence d’une frontière tout en révélant sa nécessité : le « entre », le transgénérique, l’ambivalent, le négatif, le paradoxe, l’interface, l’entrave, la lisière, le seuil, l’orée, les confins, le liminaire, etc. À l’heure où l’idéologie néo-libérale et/ou « réactionnaire » la plus pernicieuse s’accapare le concept de frontière sans se soucier le moins du monde de sa profonde complexité, mais aussi à l’heure d’une limitation des ressources naturelles, il importe de revenir avec une attention doublée de vigilance critique sur l’acte même de poser, de concevoir ou simplement de reconnaître des limites à tous niveaux : affectif, perceptif, langagier, institutionnel, politique, etc. Car l’ambivalence de la frontière veut qu’elle sépare mais articule aussi, qu’elle distingue mais rassemble, recherchant dans l’acte même de la différenciation le principe de la communauté.
Quatre axes seront privilégiés, chacun d’entre eux étant abordé de façon interdisciplinaire :
1) Axe différence anthropologique. Qu’elle soit posée selon le modèle de la continuité ou au contraire de la rupture, la question de la genèse de l’humanité et du rapport de l’humain à son autre apparaît comme incontournable dans l’acte d’autoréflexivité. On reviendra sur la manière avec laquelle les philosophes, les écrivains, les artistes, la science et l’anthropologie sociale et culturelle ont tenté d’articuler l’animalité et l’humanité.
2) Axe mesure-démesure Du « juste milieu » à la « démesure » en passant par la « proportion », on s’interrogera ici sur les diverses formes de métrétique (théorie de la mesure) élaborées dans différents champs du savoir (mathématiques, poétique, musicologie, rhétorique, éthique) et sur leur fonction dans l’institution même de ces champs, eu égard aux « limites » du connaissable qu’elles y ont tracées.
3) Axe cartographique Les cartographies que nous traçons et grâce auxquelles nous nous situons dans un monde complexe, toujours davantage configuré selon le modèle du réseau, sont multiples et structurent à tous niveaux la praxis humaine. Un axe de travail de ce séminaire portera sur la mutuelle implication entre définition de territoires – avec son corollaire, le geste de déterritorialisation – et principe d’identification – ou de « dés-identification », entre proximité et distance, entre la présence et la trace, etc. Les lexiques deleuzien, phénoménologique et derridien sont ici seulement exemplatifs.
4) Axe (trans)généricité On réfléchira sur la manière dont le concept de genre littéraire, ses frontières mais aussi les points de passage entre ses frontières, apporte des balises indispensables – et néanmoins mobiles – pour se repérer dans le champ de la discursivité ; et comment ces points de repère, historiques ou méthodologiques, pragmatiques ou épistémologiques, fondent la possibilité d’un dialogue entre discours. La même problématique pourra être appliquée au genre de l’image : image perceptive, image-fantasme, imaginaire, image cinématographique, etc. Chacun des quatre axes a pour but de faire varier ou de mettre en perspective une même thématique fondamentale. On aura systématiquement pour visée l’accroissement de notre compréhension de l’homme comme d’un être agissant et connaissant, par ou à travers les limites, dont il est passif et dont il est créateur en même temps.